jeudi 30 mai 2013

Le Foulto de l'Henri




 Ce matin d’automne, un jeune agent immobilier, cigarette blonde aux lèvres, plissait les yeux en vissant une pancarte en plastique. Maintenant sur la vieille porte en bois d’une ferme franc-comtoise on pouvait lire en grosses lettres noires : A VENDRE. L’homme en cravate regarda un instant son œuvre pour voir s’il ne l’avait pas posé de travers. Satisfait, l’agent immobilier retourna bien vite à sa voiture.Il ne supportait pas longtemps l’air de la campagne.  D’une pichenette il envoya au loin son mégot qui atterrit dans un vieux bol ébréché posé en évidence à l’entrée de l’étable.

 A près son départ, un petit tourbillon de poussières vint aussitôt courir dans la  cour déserte. Les vieux du pays appelaient çà un « foulto ».  Le vent s’amusait à tourner les pages du journal oublié sur une table de jardin. Il y mettait assez d’espièglerie pour donner l’impression qu’une créature invisible lisait nerveusement les nouvelles du jour. Un œil attentif aurait même put remarquer qu’il s’attarda plus longuement sur la page nécrologie. Ce matin de fin septembre, on y annonçait le décès d’Henri Lopinot.

A Vieux-Charmont, son village,  l’Henri passait pour une sorte de célébrité locale. Pour bien des Charmontais il n’était d’ailleurs pas Henri Lopinot mais Henri Foulto. C’est que ce bonhomme-là, voyez-vous, ne parlait que de ça : de son Foulto !

Tout avait commencé bien avant la naissance de l’agent immobilier. A l’époque Henri  Lopinot était très jeune. Il venait d’acheter  sa ferme. L’ancien propriétaire avant de lui tendre les clefs lui avait fait une dernière recommandation. Après la tombée du soir, Henri devait  toujours veiller à déposer un peu de crème dans le bol à l’entrée de l’étable. La « part du Foulto », avait dit le vieux. L’Henri, a fait « oui, oui, bien sûr » mais au fond de lui il pensait «  compte dessus et bois de l’eau ! ». Et puis, il s’est dépêché d’oublier.

Un jour, - peut-être un mois après son emménagement dans la ferme – l’Henri  remarqua que ses poules ne pondaient plus. Çà a duré des semaines et puis un soir en montant chercher quelque chose  au grenier il a marché sur des coquilles vides, des centaines de coquilles d’œuf étalées sur le plancher. C’est-là qu’il a comprit que le Foulto n’était peut-être pas de la blague. Seulement, il était déjà trop tard pour se rabibocher. Il faut savoir qu’une fâcherie de Foulto ça peut courir sur deux ou trois générations ! 

Pour Henri Lopinot, l’affaire des œufs ne fut que la première étape d’une succession d’évènements malheureux. La semaine suivante sa charrue s’est brisée net contre un rocher, puis son tracteur a coulé une bielle. Alors pour Henri Lopinot, c’est devenu une  litanie quotidienne : le Foulto, le Foulto, le Foulto. Tout était toujours de la faute du Foulto.

Quand son puits s’est trouvé à sec en 1957,il n’avait aucun doute c’était à nouveau un méchant tour du Foulto. Quand, deux ans plus tard,  sa femme est partie avec un marchand de volailles, encore le Foulto ! toujours ce foutu foultot !

A Vieux-Charmont y’en avait beaucoup pour affirmer que l’Henri avait un grain. Et même un gros grain de folie. Son soi-disant Foulto le rendait fou. Quand l’Henri se rendait à l’épicerie-bar-tabac, la patronne lui demandait toujours :

_ Alors l’Henri comment y va ton Foulto ?

Il y’a belle lurette  que l’Henri ne répondait plus rien. Il savait qu’on ne pouvait croire à certaines choses si on n’y avait pas été confronté directement. Oui de son Foulto, on en rigolait et pas que dans son dos. Les piliers de bistro et les commères de boulangerie s’en donnaient à cœur joie. Même quand l’Henri est mort certaines mauvaises langues du village de Vieux-Charmont n’ont pas put s’empêché de ricaner « à mon avis c’est la faute du Foulto ». Ils se trompaient.  A 83 ans, l’Henri avait juste fait son temps. On pouvait même s’imaginer que c’était  son incessante lutte contre cet ennemi intime (imaginaire ou non) qui l’avait tenu en vie aussi longtemps.



Le plus étrange dans toute cette histoire, c’est qu’Henri Lopinot n’a jamais vu celui qui avait empoisonné son existence pendant près de soixante ans. Son Foulto était toujours resté invisible. Comme le vent qui ce matin de septembre, dans la cour d’une vieille ferme,  tournait les pages d’un journal et s’attardait à la rubrique nécrologie.




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